La mémoire et l'oubli

Publié le par Dahan Mohamed

Souvent, de jeunes cinéphiles marocains nés après les années soixante dix, me posent des questions sur l’origine du mouvement ciné- club dans notre  pays, parce qu’ils ont entendu parler du rôle que ces associations ont joué pour la diffusion de la culture cinématographique au Maroc dans les années soixante et soixante dix, et comment ce mouvement a œuvré pour l’émergence d’un cinéma dont l’essor actuel n’est pas sans rapport avec une forte mobilisation des intellectuels par le passé. C’est à l’ intention de ces jeunes cinéphiles et des moins jeunes que je crée cette  rubrique intitulée: archives du cinéma marocain.

Parler des ciné-clubs, c’est évoquer une longue histoire d’amour. Fin des années soixante. Je fréquentais comme beaucoup de lycéens le Cercle culturel de Meknés  qui organisait entre autres des séances de cinéma suivies de discussions. A l’époque, de jeunes coopérants français, nos professeurs d’alors, prenaient sur leur temps pour organiser ces séances. Je me souviens encore de Jacques Sigot (devenu écrivain prolifique depuis), venu nous présenter le film Liberté 1 d’Yves Ciampi  sur les difficultés de coopérer en Afrique noire. Je me souviens encore de cet ingénieur blanc (Maurice Ronet) et ses difficultés en Afrique, de ce baobab géant à l’ombre duquel venaient palabrer les sages du village… Ensuite je découvris émerveillé  le monde de Zazie dans le métro, l’adaptation que fit Louis Malle du roman de Queneau. En fait c’était Paris que nous découvrions  par les yeux de la petite Catherine Demongeot (elle a dû grandir depuis), les quais de seine, le café Turandot, le marché aux puces…. Paris, mâle ou femelle ? demande Zazie  à son oncle (Philippe Noiret) en regardant la tour Eiffel. Je visitais ce Paris  tous les lundi soir. Le Paris de Louis Jouvet (Les portes de la nuit), de Jacques Rivette (Paris nous appartient), le Paris de la résistance, de Maria Casarès et d’Alain Resnais, de Jean Moulin « ...entre ici Jean Moulin avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi, et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé » (discours de Malraux),  le Paris de Jean Pierre Melville (le Doulos), celui de Renoir (La vie est à nous),  de Truffaut (le dernier métro…).

Je fis partie du Club d’Initiation à l’Art cinématographique où deux coopérants de gauche, un libertin espagnol (Antonio Rosado) et un militant du PCF (Michel Le Hérissé), d’origine bretonne, nous familiarisaient avec « la grammaire cinématographique ». Il y en avait une autre de grammaire, autre que celle qu’on nous enseignait à l’école depuis l’enfance ? Désormais on ne ne jurait plus que par gros plan et travelling. La vie aura désormais un sens. Tout dépend de l’angle de prise de vue. Et puis on oublia pour un temps l’histoire de la littérature, Ronsard et Du Bellay, Lamartine et De Musset, Pantagruel  et Mme de Stael. D’autres effigies avaient occupé notre Panthéon. Ils avaient pour nom Bunuel (celui de terre sans pains  et de Los olvidados), Eisenstein (Ah ! les escaliers d’Odessa), Griffith, Renoir qui vaut bien un Molière, Chabrol qui initia nos amours en même temps que ceux de la nouvelle vague. Le Beau serge, Les Cousins, je compatissais au sort de Gérard Blain et en voulais quelque peu à Brialy, et apprit que les filles étaient traîtresses et ne voulaient pas du vrai amour. Michel Le Hérissé nous parla avec fougue d’un jeune cinéma qui se faisait alors au Brésil. Son chantre s’appelait Glauber Rocha. Nous découvrîmes dans l’enthousiasme un cinéma qui nous rappelait bien des réalités de chez nous. Le Sertao n’était pas si loin. Le Nordeste brésilien s’étend à toutes les contrées sinistrées du Tiers-Monde. J’entends encore le chant de la fin pendant que le héros court au bord de l’océan « Et le sertao sera la mer…et le mer sera sertao ». Rocha ne vivra pas très vieux. A quarante deux ans (1939-1981) il finira par « brûler la chandelle des deux bouts », comme dira mon ami Nordine Saïl dans un hommage émouvant au cinéaste, quand il faisait son émission Ecran noir à la RTM. Oui le cinéma Novo, « Le dieu noir et le diable blanc », « Terre en transe », «  Vidas Secas », oui c’était ça l’horizon, la leçon pour les cinéastes du Tiers-Monde, trouver un langage propre, un style qui puisse exprimer les manières de sentir et de voir, qui puisse jouer son rôle pour la prise de conscience par le  plus grand nombre de la nécessité du changement et l’instauration d’un ordre plus humain. En ce moment Hamid Bennani revenait à Meknés, sa ville natale, pour tourner Wechma. Ce sera le film manifeste, l’œuvre qui cristallisera les attentes des cinéphiles marocains, la naissance d’une école, d’un style…

 

Cette année là je fus proposé par le comité du ciné club de Meknés pour participer au premier stage de formation d’animateurs organisé par la fédération marocaine. La rencontre eût lieu à Meknés même, dans les locaux que je fréquentais assidûment : Centre culturel (association autonome dirigée par un collectif franco-marocain) et le ciné club dont les séances (deux fois par semaine) avaient lieu dans la belle salle de l’Empire qu’un exploitant grec, Ms Sandeau gérait et entretenait avec amour. Vraie salle à l’ancienne,  avec des espaces qui permettaient  l’échange avant le début des séances (on y distribuait le bulletin ronéotypé du club, on y bavardait de l’actualité, du film de la semaine passée), deux balcons avec des loges, et surtout un écran argenté qui restituait avec fidélité les images et les sons et ouvrait l’imaginaire aux dimensions du monde. Je me souviens encore de la première séance au Club de l’Ecran. Miracle en Alabama, film en noir et blanc d’Arthur Penn. Le film raconte l’histoire de Hélène Keller, devenue  sourde et aveugle à l’âge de sept ans à la suite d’un accident. Grâce à la patience et à la ténacité de sa jeune institutrice Annie Sullivan elle finit par accéder à l’univers symbolique et à comprendre le lien qui unit les mots et les choses. Pour ma part je découvris en même temps qu’Hélène la puissance du langage cinématographique et la beauté du noir et blanc sur l’écran de l’Empire.

 

La rencontre des animateurs de ciné-clubs eût lieu donc à Meknés au printemps. Des professeurs, des journalistes, des étudiants venus des quatre coins du pays,  et même d’Europe et du Maghreb se réunissaient nuit et jour durant une semaine, autour d’un seul objet de culte : le septième Art. Quelques jeunes intellectuels devenus depuis de grands noms de la critique et du journalisme étaient de la fête : Alain Bergala le grand critique des Cahiers, Ignacio Ramonet devenu par la suite directeur du Monde diplomatique et grand spécialiste des médias, Guy Hennebelle, prophète de la parole critique, apôtre prescrivant infailliblement les critères de vérité filmique, Monique sa femme qui l’aidera à maintenir sa créativité intacte et à continuer le grand projet éditorial que fut Cinémaction, malgré la terrible maladie contractée  en Il était alors secrétaire général de la FMCC et directeur de la jeune revue cinéma 3. Son premier édito commençait ainsi : « Il n’est jamais inutile de redire des vérités déjà dites par d’autres. L’essentiel set d’être muni de la même conviction ». Son maître mot était : démystification. Et il clamait haut et fort que l’art était foncièrement anarchiste. Bergala s’insurgeait contre le discours militant quelque peu maoïste de Guy Hennebelle et Nordine Saïl . Il leur opposait un structuralisme dans la lignée de Jakobson et de l’Ecole de Prague. Il professait avoir vu Pierrot le fou vingt quatre fois. Mais l’air du temps était à gauche, le fond du ciel était rouge. En désespoir de cause il finit par abandonner la partie.

Nous écoutions fascinés ces critiques doublés de tribuns. Les discussions continuaient au-delà de minuit et se prolongeaient en petits groupes jusqu’à l’aube. Régime intensif à base de pellicule et de théorie du cinéma. Cette expérience initiatique me transforma en animateur.

Toute mémoire amoureuse emporte ses madeleines. Celle d’un animateur est une longue suite de titres et de films. A vingt ans la pellicule avait pour nous l’éclat et les couleurs de l’espoir.


 

 

 

 

 

 

Publié dans Histoire du cinéma

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