Nuit et brouillard à Sarajevo.

Publié le par Drinkel

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J’avoue avoir découvert l’œuvre de Théo Angelopoulos relativement tard et commencé pour ainsi dire par le sommet : Le Regard d’Ulysse (1995). J’étais entré après le générique et je ne savais pas quel film on passait ce soir là au centre culturel français de Rabat devenu depuis l’Institut français, dans cette  bonne  salle Gérard Philippe… Au fur et à mesure que mes yeux s’habituaient à l’obscurité et que je recevais le choc de ces belles images de Thessalonique et de Sarajevo, je me disais avoir affaire à un chef d’œuvre, et à un cinéaste de race, de la trempe de Tarkovsky, Wajda ou Antonioni…Et comme le film faisait près de deux heures et demi (176mn)  je n’avais pas vraiment le sentiment d’avoir manqué le début et l’émotion fut intense ce soir là…On était en pleine guerre des Balkans et voir brûler Sarajevo conférait au film  une actualité insoutenable. Il y a des villes martyr (s) que la caméra ne peut approcher impunément. Ironie du sort l’acteur Gian Maria Volonté qui devait interpréter le rôle du projectionniste est mort d’une crise cardiaque  la première semaine du tournage. Le poète palestinien Mahmoud Darwish est décédé quelques temps après avoir été filmé par Godard dans « Notre musique » dans la même ville…


le regard d ulysse


           Le Regard d’Ulysse est une « road movie » d’un genre très particulier : Un cinéaste grec qui pourrait être Théo Angelopoulos lui-même revient dans son pays après plusieurs années d’exil. Il est obsédé par l’existence de trois négatifs de films tournés par les frères Manakis en 1905, et perdus depuis la mort de ces derniers. Il veut les retrouver à tout prix car il s’agit  du premier regard cinématographique porté sur la Grèce, un pays qui malgré une brillante civilisation et une longue histoire est en train d’agoniser et de tomber en ruines. Tourné bien avant la crise actuelle, le film illustre ce côté visionnaire et prémonitoire du cinéma dont parlait Godard dans ses entretiens…Les pérégrinations du cinéaste le mènent dans différents pays des Balkans, l’Albanie d’abord ou des cohortes d’émigrés revenus de Grèce traversent la frontière et errent sur les plateaux enneigés tels des fantômes. Ensuite il se retrouve en Bulgarie où des séquences oniriques du passé font irruption dans le présent, comme cette scène  où les milices révolutionnaires font entrent dans une maison bourgeoise où des convives fêtent le nouvel an, et confisquent  les objets précieux au nom du peuple…Les images de partisans défilant derrière le drapeau rouge rappellent des scènes similaire dans Le voyage des comédiens. C’est qu’Angelopoulos est hanté par l’Histoire et ses prolongements dans le présent. Lorsque le personnage principal du Regard d’Ulysse rencontre un vieil ami journaliste à Belgrade et qu’ils se mettent à trinquer « pour ceux qui ont choisi de partir tôt », ils se souviennent de leurs amis, de l’espoir qu’ils avaient dans l’avenir avec des lendemains qui chantent mais reconnaissent qu’ils se sont trompés. « Nous nous sommes endormis douillettement dans un monde pour nous réveiller brutalement dans un autre » dira l’un d’eux.

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       La dernière partie du film  est particulièrement belle, riche avec quelquefois des images insoutenables. Elle commence exactement au moment où le cinéaste prend la décision de se rendre à Sarajevo où il sait que les bobines du négatif  se trouvent chez un certain Ivo Lévi, directeur de la Cinémathèque de Sarajevo qui essaie depuis des années des procédés  chimiques pour développer les précieux négatifs sans y parvenir. C’est après avoir traversé l’une des multiples rivières qui mènent en Bosnie que le choc des images commence. D’abord ce hurlement de la jeune femme qui  a servi de guide , qui retrouve sa maison brûlée par les bombardements et qui crie désespérément le nom d’un être cher. Et puis cette scène érotique qui ressemble à une prière au milieu des décombres. Ensuite l’arrivée du cinéaste dans une ville fantôme où des voitures brûlent et où des formes humaines courent en tout sens tandis qu’on entend des bruits de canons. Est-ce que c’est Sarjevo ? demande le cinéaste.

      Le Regard d’Ulysse pourrait être le testament d’Angelopoulos s’il n’ y avait eu L’éternité et un jour. Dans une scène on voit l’alter égo du cinéaste, l’acteur américain Harvey Keitel enregistrer sa propre voix qui dit ceci : Je vis ma vie en cercles grandissants qui s’élèvent au-dessus des choses, je ne terminerai probablement pas le dernier mais j’essaierai…je tourne autour de Dieu. »

      L’auteur nous donne à voir des images de la tragédie de la ville martyr : des fous livrés à eux-mêmes sortant d’un asile et regardant les cadavres qui jonchent la chaussée, des enfants qui apprennent à sortir par les ouvertures des canalisations pour aller chercher l’eau, les sirènes qui annoncent à tout moment l’imminence d’un bombardement, les « snipers » lovés dans les immeubles qui tirent à vue sur les marcheurs… »Dans cette cité, dira le directeur de la cinémathèque enfin retrouvé, le brouillard  est le meilleur ami de l’homme, le seul moment où la ville redevient normale. Les snipers font la trêve pour manque de visibilité ». Erreur, il sera exécuté ainsi que sa fille et son fils par la milice lors d’un brouillard épais durant lequel il voulait montrer la ville à son visiteur. Son tueur lui a juste dit ces mots : Le créateur a bien mal fait les choses monsieur ! S’en suit une rafale de mitraillette et le bruit du clapotis des cadavres qu’on jette dans le fleuve sans qu’on puisse les voir à cause du bouillard.

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Publié dans Histoire du cinéma

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