Le goût des cerises

Publié le par Drinkel

                                   

 

 

LE VENT NOUS EMPORTERA« Attise le feu pour que je te montre quelque chose à voir… ». Abbas Kiarostami cite lui-même ce haiku  japonais à la fin de son film documentaire « 10 on Ten », une réflexion à haute voix sur son travail de cinéaste d’où se dégage une vision profondément humaniste de l’art cinématographique et une exigence de simplicité et de naturel pour exprimer les différentes facettes de l’humain. L’œuvre de Kiarostami est un démenti cinglant contre  ceux qui prétendent que la valeur d’un film dépend exclusivement des moyens financiers et techniques utilisés pour le produire et qu’il faille toujours de gros budgets et des vedettes pour garantir le succès d’un film. Kiarostami pense au contraire qu’une économie de moyens, en particulier au niveau des équipes de tournage et du matériel technique, et le recours à des acteurs non professionnels choisis en fonction de l’adéquation entre  leur profil et le rôle qu’ils doivent incarner à l’écran sont une condition nécessaire pour la réussite d’un film. Nécessaire certes, mais pas suffisante pourrions nous ajouter, car il y faut en plus du talent. Et c’est bien la première qualité qui transparaît quand on aborde l’œuvre de Kiarostami.

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Cinéaste prolifique (Kiarostami a réalisé près de quarante films entre longs et courts métrages en quatre décennies à partir de 1970), polyvalent (il est aussi poète, peintre et photographe) et a acquis une solide expérience des êtres et des choses en exerçant divers métiers, entre autres dans  la publicité  et à la télévision avant de devenir cinéaste. C’est à partir de 1987 que la critique internationale a découvert, éblouie, un chef d’œuvre d’émotion portant un titre anodin :

Où est la maison de mon ami ?

   Dans ce film apparemment simple Kiarostami donne toute la mesure de son talent en révélant avec une justesse extraordinaire le monde intérieur d’un jeune écolier et le regard mi timide mi craintif qu’il porte sur le monde des adultes dans un petit village du nord de l’Iran. L’anecdote qui sert de prétexte au réalisateur est la quête par un jeune écolier, Ahmad,  de la maison de son ami Netmazade, son voisin de pupitre dont il a emporté par mégarde le cahier. Celui-ci risque de subir les foudres du maître car il avait déjà omis de faire ses devoirs par le passé. Ahmad déjoue l’attention de sa mère qui refuse de lui accorder l’autorisation de sortir sous prétexte qu’il doit faire ses devoirs et s’engage dans les ruelles sinueuses du village en quête de l’adresse de son ami.

ou-est-la-maison-de-mon-amiCommence alors une série de rencontres plus ou moins fantasques avec une touche fellinienne et des dialogues savoureux entre le jeune garçon et les vieux qu’il rencontre sur son chemin. Film quasi ethnographique, Où est la maison de mon ami ?nous donne à voir un monde proche et différent, celui de nos bourgs ruraux il n’y a pas si longtemps avec leurs hameaux séparés, leur architecture de pierre et leurs murs chaulés. Nous ressentons l’effroi d’Ahmad surpris par la nuit quand il entend les aboiements des chiens  dans les rues obscures, son hésitation à passer devant un mulet qui barre le chemin en tapant sur le carrelage avec ses sabots, le silence lourd dans la maison après son retour tardif et le père qui ne pipe mot, ce qui le rend d’autant plus menaçant…Ce film a inauguré ce que les critiques ont désigné par la trilogie du Koker en référence au nom du village où Kiarostami va tourner deux autres films, Et la vie continue (1992) et A travers les oliviers (1994). Ces deux derniers films sont en rapport avec le terrible tremblement de terre qui a frappé cette région de  en 1990 en faisant près de Cinquante mille morts.

Et la vie continue, A travers les oliviers

oliviers

Le deuxième film de cette trilogie raconte le voyage d’un cinéaste et son fils partis de Téhéran en direction de  Koker, pour s’enquérir  du sort de l’acteur qui a joué le premier rôle dans le film précédent ainsi que son ami, en espérant qu’ils ne sont pas morts durant le séisme. Au cours du voyage les protagonistes découvrent un paysage dévasté et des habitants qui survivent au milieu des décombres. Kiorastami a obtenu pour ce film son premier prix cinématographique important à l’étranger, le prix  Roberto Rossellini décerné par le festival de Cannes en 1992.

A travers les oliviers (1994) est une  continuation de l’œuvre précédente puisqu’il est question du cinéaste en quête d’acteurs pour réaliser un film qui s’intitule justement « La vie continue », sorte d’hymne à la vie et de foi dans l’homme malgré les menaces qui l’assaillent de toute part. Ce film se veut aussi  une réflexion sur les effets du cinéma en milieu rural, son aptitude à modifier les comportements et insuffler l’espoir dans des moments difficiles, en l’occurrence suite à un cataclysme naturel. Cinéma dans le cinéma, un peu à la manière de Robbe Grillet, ce film nous éclaire sur la manière avec laquelle Kiorastami choisit et dirige ses acteurs, comment il obtient cette apparente simplicité et ce naturel dans leur jeu, comment il organise son travail de tournage.

Dans la trilogie du koker, nous retrouvons des thèmes récurrents dans  l’ensemble de l’œuvre du cinéaste comme celui de la mort, pendant naturel à la vie, ainsi que la  puissance de l’agir humain pour surmonter le fatum et insuffler l’espoir. Le concept de résilience rend compte de cette capacité de l’Homme à renaître de ses cendres et à survivre à tous les désastres. De même, la vieillesse est la phase qui précède l’extinction biologique mais elle est surmontée par le renouvellement des générations comme le montre Kiarostami dans la longue séquence où l’enfant du film  « Où est la maison de mon ami ? » discute avec l’artisan vieillard qui se propose de lui montrer le chemin. Dans Au milieu des oliviers c’est l’amour du jeûne Hossine pour Tahera qui lui donnera l’énergie de reconstruire la maison détruite pendant le tremblement de terre et transcender ainsi son destin. Du reste cette thématique de la Vie/mort est le sujet principal du Goût de la cerise, film par lequel Kiarostami sera consacré grand cinéaste en remportant la Palme d’or au festival de Cannes en 1997.

6a00d83451c45669e2011571efc706970b-500wiL’existentialisme est un humanisme

Le Goût de la cerise raconte l’étrange quête d’un homme sans passé (du moins pour le spectateur) qui cherche désespérément un fossoyeur pour recouvrir de terre son propre cadavre quand il aura mis fin volontairement à ses jours. Ce service il est prêt à le monnayer au plus fort  mais ne trouve que réticence auprès de ceux qu’il sollicite pour cet étrange service. Le spectateur est poussé dès le début dans cet univers « cortazarien », où l’insolite côtoie la réalité la plus crue dans les rues et les environs de Téhéran. On ne saura rien de cet homme visiblement en bonne santé qui roule en 4X4 et interpelle les passants frontalement  pour leur proposer cet étrange marché, rien sinon une étrange fêlure dans le regard et une insistance qui trahissent un profond désespoir. Film « existentialiste » qui n’aurait pas déplu au philosophe de Saint- Germain des Près pour illustrer sa fameuse assertion : « nous sommes condamnés à être libre ». Cinéma catharsis ou prétexte encore une fois pour inventer une forme, faire dialoguer des personnages en mouvement, leur faire dire tout et rien dans une route en lacets au milieu de collines rouges et poussiéreuses.

affiche-1 (1)Abbas Kiarostami a toujours accordé le primat à l’aspect formel de son art. Il se délecte de longs panoramiques où il éloigne de temps en temps ses personnages du spectateur afin de provoquer la réflexion de ce celui-ci et opérer une distanciation. Il alterne ces panoramiques avec de gros plans pour marquer la coexistence de la sphère privée et publique ou bien fait intervenir la bande son en gommant le personnage de l’écran pour mieux accentuer un propos ou révéler la contradiction d’une situation ou d’un personnage.

Le style de Kiarostami est nourri d’une vaste culture philosophique et picturale ainsi que de  son amour pour la poésie persane qu’il n’hésite pas à utiliser directement dans certains films. Dans Le vent nous emportera ((1998) il fait dire à l’un desces personnages un poème de Omar al Khayyam pour clore une controverse sur le bonheur ici bas comparé à la félicité dans l’au-delà. Par ailleurs le film Où est la maison de mon ami est adapté d’un poème de Sohrab Sepehri, poète iranien contemporain que Kiarostami affectionne particulièrement.

Un aspect moins connu de l’œuvre de Kiarostami concerne son engagement en faveur des opprimés en dehors des frontières de son pays. En 2000 il fut sollicité par une association humanitaire (Fonds International de Développement Agricole-FIDA) pour tourner un documentaire sur les enfants orphelins victimes de la guerre et du SIDA en Ouganda. Pour mémoire il faut rappeler que la tragédie de l’Ouganda a laissé plus d’un million et demi d’orphelins après le massacre de deux millions de personnes au milieu des années quatre vingt. Parti avec une simple caméra numérique pour préparer le tournage à Kampala Kiarostami  est revenu avec des images brutes qui se sont révélés d’une puissance expressive peu commune et ont donné naissance après leur montage au film ABC Africa qui montre la détresse de ces enfants et de leurs tuteurs. Malgré la dureté de leurs conditions de vie, ces enfants et leurs mères adoptives  n’ont pas perdu la joie et la confiance dans la vie. L’image insoutenable du cadavre d’un enfant qui n’aura pour cercueil qu’un carton d’emballage  que l’on transporte sur le porte bagage d’une bicyclette pour l’enterrer dans l’indifférence générale justifie à elle seule le voyage de Kiarostami et son film. Le cinéma est de ce point de vue le meilleur moyen de témoigner pour ceux qui souffrent et montrer le vrai visage de notre « belle et horrible terre ».

ABCAfrica 

 

 

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