Cinéma socio- anthropologique
Le grand critique de cinéma Serge Daney disait autrefois qu’il « allait au cinéma pour prendre des nouvelles du monde ». Et en effet, le 7ème Art est une immense fenêtre ouverte où défilent vingt quatre fois par seconde de belles et parfois de terribles images qui nous renseignent sur l’état de notre planète et ceux qui y vivent pour le meilleur ou pour le pire. Le cinéma a repris à son compte la distinction entre film ethnologique et film sociologique empruntée aux sciences sociales même s’il n’y a pas plus de raison artistique (dans le cas du cinéma) qu’il n’y en eût de théorique (dans le cas des sciences sociales) pour opérer une telle distinction. Dans le cas des Sciences sociales Maurice Godelier a définitivement réfuté les motifs épistémologiques qui visent à fonder l’ethnologie par son objet (les sociétés dites sans écriture donc sans culture et sans passé) par opposition aux sociétés occidentales, et a montré que cette distinction ne résistait pas à l’analyse puisque les sociétés dites « primitives » sont tout simplement des sociétés mal connues, sous analysées (Berque) et que les motifs d’une telle distinction sont à chercher dans la constitution des disciplines et dans des motivations idéologiques non avouées…
Serge Daney
Pour en revenir au cinéma, et depuis Jean Rouch et son maître Marcel Griaule, on a coutume de parler de cinéma ethnographique pour désigner les films qui ont pour sujet une culture autre en ce sens que l’altérité est la condition du regard porté par le cinéaste sur une réalité autre que celle de sa société d’origine. Qu’il relève du documentaire ou de la docu fiction, le film ethnographique s’apparente d’une certaine manière à la démarche de l’ethnologue telle qu’elle a été spécifiée par C.L.Strauss qui considère comme une condition sine qua non pour devenir ethnologue, de travailler sur un terrain étranger à sa propre culture (cf. Anthropologie structurale). Il ne s’agit pas ici de reproduire la distinction entre société traditionnelle et société moderne ou société primitive et société évoluée…
Chris Marker
L’Altérité se manifeste aussi dans le regard que le cinéaste porte sur des réalités culturelles différentes de la sienne même quand il s’agit de sociétés hautement industrialisées. Les films de Chris Marker sur le Japon (Level 5 ou Sans soleil ) sont des films éminemment anthropologiques car ils nous donnent à voir et à comprendre les ressorts de l’âme japonaise…De même, on peut considérer comme ethnologiques des films qui portent un regard neuf et original sur des réalités culturelles régionales, des « sous cultures » avec leur spécificité historique et linguistique mais qui ont été longtemps marginalisées par la culture officielle. Dans ce sens l’effort porté sur le monde berbère, basque ou breton fait partie du cinéma ethnologique même si le cinéaste est marocain, espagnol ou français…On a souvent associé les films qui font partie de cette dernière catégorie, avec le qualificatif de cinéma du réel (par référence au festival qui porte ce nom) comme les documentaires sur le monde paysan ou les films qui traitent de métiers rares …Certains films historiques de René Allio (Les maquisards, Moi Pierre Rivière ), certaines docu fictions d’Ahmed El Maânouni (Alyam, alyam), ou celui de Fatima Jebli Ouazzani (Dans la maison de mon père) peuvent être rangés dans la catégorie de films ethnologiques même s’ils ne semblent pas répondre au critère de distance culturelle énoncé par Lévi-Strauss pour spécifier la démarche anthropologique en général.
Il serait peut-être plus simple de parler de cinéma socio-anthropologique toutes les fois que des réalités culturelles et sociologiques sont perçues et mises en valeur par la caméra dans une démarche descriptive et analytique qui nous aide à mieux comprendre les phénomènes socio culturels observés. En ce sens les films de Robert Flaherty, ceux de Jean Rouch, le cinéma social de Kean Loach, le free cinéma dans la version de Graig Gilbert qui a filmé en direct la vie d’Une famille américaine (1971) (en direct pour la télévision jusqu’au divorce de Bill et Pat après vingt deux ans de vie commune), certains films de la nouvelle vague française, marocaine ou brésilienne…les films arabes de qualité, le meilleur du cinéma espagnol ou allemand des années soixante dix et quatre vingt, tous ces films s’apparentent à une démarche « socio-anthropologique » qui sans prétendre à la scientificité, aide néanmoins à visualiser les problèmes et le vécu des sociétés et à faire prendre conscience aux spectateurs de l’urgence de certaines situations et de la nécessité de se mobiliser pour un monde meilleur. Le cinéma socio anthropologique ne se pose pas en alternative aux sciences sociales, mais se veut un outil pour mieux comprendre les réalités sociales, et cherche par ses moyens spécifiques qui sont d’ordre artistique, à en influencer le cours. Les films de Godard, Chahine ou Jean Rouch sont aussi importants que les livres de René Dumont, Manuel Castells ou Saskia Sassen: tous ils nous aident à y voir un peu plus clair et à « casser quelques unes de nos chaînes ».